XIX

Ravis redescendit du donjon. Des corps jonchaient l’escalier et les couloirs et il inspecta chacun d’eux à la recherche du moindre signe de vie. Pax l’aida à transporter ceux qui respiraient encore. Ensemble, ils ramenèrent les blessés à la cuisine, les installèrent près du feu et veillèrent à ce que chacun reçoive un peu d’eau ou de brandy, ou les deux. Ravis montra rapidement à Pax comment faire un bandage. Il aurait voulu partir à la recherche de Tessa, vérifier qu’Emith et elle étaient indemnes, mais il y avait toujours autre chose à faire. Certaines blessures avaient besoin d’être nettoyées sans attendre ; des griffes, des crocs devaient être extraits à la main ; il fallait verser de l’alcool sur les chairs à vif, cautériser des veines, recoudre des plaies. Atténuer les souffrances. C’étaient ses hommes, ses soldats. Ils avaient bataillé durement et longuement contre un ennemi bien supérieur, et il ne pouvait pas tourner les talons et les abandonner.

Ses propres douleurs n’étaient rien. Sa langue et ses gencives étaient fendues, il avait la joue partiellement ouverte et des coups de couteau et de griffes zébraient ses épaules et ses bras. Étrangement, il ne sentait que sa cicatrice à la lèvre. Elle palpitait contre sa mâchoire comme une rage de dent. Croyant qu’elle s’était peut-être rouverte, il porta la main à sa bouche. Le tissu cicatriciel était sec et intact.

« Ravis. Allez chercher Tessa. Je vais m’occuper des hommes à partir de maintenant. » C’était Camron, apparu sur le seuil de la cuisine. Ravis l’avait laissé sur les remparts après qu’ils eurent achevé la dernière des créatures. Camron avait demandé à rester seul, et Ravis était parti devant.

« Asseyez-vous donc, Camron. Laissez-moi examiner cette entaille au-dessus de votre œil. »

Camron secoua la tête. « Ce n’est rien. » Il sourit. « Vous feriez mieux de vous occuper de vous-même. Vous avez une mine épouvantable. »

Ravis lui sourit en retour. « Nous sommes deux, dans ce cas. »

Malgré lui, Ravis revécut brièvement leur dernier combat. Les griffes qui fendaient l’air, les mâchoires qui craquaient en s’ouvrant grand pour déchirer les chairs, le son écœurant de l’os broyé quand leurs fers de haches tranchaient une colonne vertébrale. Il frémit. Il ne parvenait pas à croire que Camron et lui s’en soient sortis.

« Allez, Ravis. Partez retrouver Tessa. »

En contemplant le visage de Camron, Ravis sentit sa poitrine se serrer. Il aurait voulu dire quelque chose, garder Camron là, près de la porte, et faire en sorte que le temps s’arrête. Ils ne seraient jamais plus proches qu’en cet instant.

Au bout d’un long moment, Ravis capitula devant le temps, hocha la tête, et partit. Camron saurait prendre soin des hommes. Il ne l’aurait pas fait auparavant, mais cette fois-ci, il le ferait.

Il ne fut pas difficile de suivre la piste d’Emith et de Tessa dans la cave puis dans les galeries. Ni l’un ni l’autre n’avait pris la peine de dissimuler ses traces. Ravis commença par s’en réjouir, jusqu’à ce qu’il aperçoive une traînée de sang noir dans la poussière. Pressant le pas, il se mit à courir en criant le nom de Tessa. De la sueur coulait dans sa plaie à la joue lorsqu’il déboucha finalement sur l’une des créatures couchée contre la roche, morte. Elle s’était noirci les jambes et le ventre en franchissant les flammes au portail. Des hampes de flèches brisées sortaient de son dos et de son flanc, et elle avait reçu plusieurs coups d’épée dans le cou. Mais cela ne l’avait pas tuée. Pas tout à fait. C’étaient plusieurs centaines de petits coups de couteau dans le torse, le cou, les bras et les flancs qui avaient enfin eu raison d’elle.

Ravis s’accroupit près du corps afin de mieux l’examiner. Certains traits de la créature avaient retrouvé par endroits leur aspect d’origine, et l’on distinguait l’homme sous les os déformés et les gencives enflées. Ses yeux grands ouverts n’étaient plus injectés d’or. Ils étaient bruns.

« Ravis. »

Le mercenaire leva la tête pour voir Tessa émerger d’une faille dans la roche. Un bandage propre recouvrait une plaie à sa main droite, et le dessous de son menton semblait brûlé.

Tremblant légèrement, elle devait s’appuyer contre la paroi pour conserver l’équilibre. Un instant plus tard, Emith apparut derrière elle et Ravis sut tout de suite que c’était lui, et non Tessa, qui avait tué la créature. Quelque chose avait changé dans son regard.

Ravis arracha prestement ce qui restait de sa manche afin d’en recouvrir le visage de la créature. Il ne tenait pas à ce qu’Emith voie son apparence humaine. Mieux valait lui laisser croire qu’il n’avait éliminé qu’un monstre.

« Allez-vous bien tous les deux ? Tessa ? Emith ? » Ravis les dévisagea tour à tour en se levant. Ils firent oui de la tête. « Et la Ronce d’or ?

— Partie. »

Ravis ferma les yeux. Quand il les rouvrit Tessa se trouvait auprès de lui, et lui touchait la joue. Il lui ouvrit les bras, la serra contre lui et lui caressa les cheveux, savourant la chaleur de son corps contre le sien. Il ne la retint qu’un instant, conscient de la présence d’Emith et ne désirant pas l’embarrasser ni l’écarter.

« Venez, dit-il en serrant Tessa une dernière fois avant de la lâcher. Remontons.

— Le temps de rassembler mes pigments. » Emith se tourna vers la faille.

« Laissez-les, Emith. Je redescendrai vous les chercher plus tard.

— Mais les pinceaux ont besoin d’être... »

Tessa posa la main sur son bras. « Retournons en haut pour l’instant. Nous nous soucierons de nettoyer plus tard. »

Emith fit un petit geste avec la main. « Bien, demoiselle. »

Ravis se tint devant le cadavre de la créature pendant qu’Emith et Tessa le dépassaient. La fatigue commençait à se faire sentir, et c’est en traînant les pieds qu’il reprit le chemin de la cave. Lorsqu’ils gravirent enfin la dernière marche des sous-sols pour émerger de nouveau dans le donjon, la douleur obscurcissait sa vision. Sa plaie à la joue l’élançait furieusement. Son bras de l’épée lui faisait mal, et sa cicatrice à la lèvre brûlait le nerf qui se trouvait dessous.

Camron était assis dans la cuisine, au coin du feu. Les blessés dormaient ou se reposaient en vague cercle autour de l’âtre. Les morts gisaient à l’autre bout de la salle, près de la porte. Pax n’était visible nulle part.

« Il est parti espionner le camp d’Izgard, expliqua spontanément Camron. Je lui ai recommandé de ne pas s’en approcher trop près. »

Ravis acquiesça. Il alla chercher des chaises à Emith et Tessa pendant que Camron sortait une flasque en étain remplie de brandy. Personne, pas même Emith, ne se soucia d’attraper une coupe et tous burent au goulot. Voyant Tessa grimacer en refermant sa main blessée sur le métal, Ravis ravala son envie de se lever et de la prendre dans ses bras. Cela viendrait plus tard. Dans l’immédiat... Ravis passa le doigt sur sa cicatrice. Dans l’immédiat, il avait besoin de réfléchir.

Il laissa Emith et Tessa dans la cuisine, en leur disant qu’il retournait chercher les affaires d’Emith. En vérité, il n’avait aucun projet précis. Marchant au hasard, il parvint sur le grand balcon. L’endroit empestait la mort. Des flaques de sang noir avaient coulé dans les fissures entre les dalles, au creux des marches et le long des pans inclinés de la grande cheminée, où elles avaient formé une mare autour d’un îlot de bûches.

Ravis détacha son regard du sang pour contempler plutôt les corps. Une demi-douzaine de créatures gisaient à travers la pièce, certaines couchées au pied des marches, d’autres près de la barricade renversée de portes et de chaises. Des os brisés leur perçaient la peau, elles avaient des flèches fichées dans les épaules et la poitrine. Certaines affichaient d’effroyables brûlures sur les mains et le visage, d’autres s’étaient fait tailler en pièces à grands coups d’épée à deux mains. Toutes avaient eu la gorge tranchée.

En voyant les plaies béantes qui couraient d’une oreille à l’autre, Ravis réalisa que Camron s’était montré plus miséricordieux que lui. Il avait accordé la paix à ces hommes. Tandis que lui-même se précipitait à la cave à la recherche de Tessa et d’Emith, Camron était passé entre les créatures, s’assurant de leur mort à toutes. À voir le sang frais continuer à couler de certaines artères, on devinait qu’une ou deux respiraient encore quand Camron leur avait donné le coup de grâce.

Dégrisé, Ravis inspira profondément et laissa son corps endolori glisser au sol. Camron avait songé à mettre un terme aux souffrances de ces malheureux.

Ils étaient aussi des compatriotes, à ses yeux.

Après un long, long moment, Ravis se releva. Ainsi qu’il l’avait promis, il descendit chercher les affaires d’Emith. Après s’être glissé par la faille dans le rocher, il aboutit dans une petite grotte jonchée d’encres, de pinceaux, de pigments et de feuilles de vélin. L’enluminure d’Ilfaylen trônait sur un support en bois au centre de la salle. Le vélin était déchiré et le motif, qui avait sans doute été splendide, ruiné par des traces de sang et des empreintes de doigts. Sans l’examiner de trop près, Ravis le ramassa, le tint au-dessus de la chandelle qu’il avait apportée avec lui pour s’éclairer, et l’enflamma. L’enluminure dégagea une odeur de soufre en brûlant. Elle se consuma en quelques instants, sans laisser d’autres traces qu’un filet de fumée jaunâtre et une poignée de cendres.

Épuisé, meurtri de partout, Ravis rassembla le matériel d’Emith dans un sac. Alors qu’il emballait les derniers objets, sa main tomba sur une feuille de vélin vierge. En regardant autour de lui, il aperçut une plume jetée parmi les débris de coquilles à pigments, les chiffons à peinture et les pinceaux brisés. Il la ramassa, la retourna entre ses doigts. Une minute s’écoula, puis il mordilla sa cicatrice et fouilla dans le sac d’Emith à la recherche d’un encrier.

Installé dans l’espace qu’occupait Tessa quelques heures plus tôt, Ravis écrivit une lettre. À son frère. Ce ne fut pas facile ; il avait parfois du mal à trouver les mots, et à d’autres instants, sa plaie à la joue le lançait tellement qu’il ne parvenait plus à réfléchir. Il l’écrivit néanmoins, et quand il l’eut finie, sa lèvre ne le brûlait plus.

Je ne te demande rien, avait-il écrit, sinon de te rappeler le passé. Tout le passé, le bon comme le mauvais, ainsi que l’amour qui existait entre nous avant la haine...

Ravis glissa le parchemin plié dans sa tunique, puis remonta à l’air libre.

Pax le retrouva à la porte. « Le campement garizon est en proie au chaos, annonça-t-il. Izgard est mort. »

Ravis hocha la tête. « Et ses seigneurs de guerre ?

— Je n’en suis pas sûr. J’ai vu toute une troupe monter en selle et partir vers l’est.

— La lutte pour le pouvoir a déjà commencé, dit Ravis. D’autres vont bientôt suivre. Le sire et son armée devraient parvenir à mettre en fuite ceux qui resteront.

— Je vais aller me rendre compte par moi-même. » Camron était entré dans la cuisine par la porte de la cour. Ses blessures étaient bandées, et il portait une tunique propre. Ravis remarqua qu’il évitait de s’appuyer sur sa jambe droite.

« Soyez prudent, lui enjoignit Ravis. Si vous n’êtes pas de retour d’ici deux heures, je partirai à votre recherche. »

Camron accueillit ce conseil avec un sourire. « Vous oubliez à qui vous parlez, Burano. Je connais un peu le terrain aux alentours. » Là-dessus, il ressortit dans la cour et le matin clair. Pax l’imita quelques instants plus tard, au prétexte d’étriller son cheval, après quoi Emith ramassa ses sacs et le suivit, en marmonnant qu’il avait besoin d’eau fraîche pour ses pinceaux et d’air frais pour lui-même. Ravis et Tessa se retrouvèrent seuls.

Ravis s’approcha de Tessa et la serra contre lui. Toucher sa chevelure soyeuse maculée de pigments ainsi que ses joues chaudes et brûlées lui semblait une bénédiction indue. Il ne voulait plus la lâcher. Ils restèrent donc ensemble, dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce que Camron réapparaisse à cheval dans la cour quelques heures plus tard, tout excité, en appelant tout le monde à le rejoindre au soleil de cette belle journée.

La Peinture De Sang
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